Novembre 2017

 

Sur le « fétichisme de la marchandise » de Marx

Commentaire de texte

 

« D'où provient donc le caractère énigmatique du produit du travail, dès qu'il revêt la forme d'une marchandise ? Evidemment de cette forme elle-même.

Le caractère d'égalité des travaux humains acquiert la forme de valeur des produits du travail ; la mesure des travaux individuels par leur durée acquiert là forme de la grandeur de valeur des produits du travail ; enfin les rapports des producteurs, dans lesquels s’affirment les caractères sociaux de leurs travaux, acquièrent la forme d'un rapport social des produits du travail. Voilà pourquoi ces produits se convertissent en marchandises, c'est-à-dire en choses qui tombent et ne tombent pas sous les sens, ou choses sociales. C'est ainsi que l'impression lumineuse d'un objet sur le nerf optique ne se présente pas comme une excitation subjective du nerf lui-même, mais comme la forme sensible de quelque chose qui existe en dehors de l’œil. Il faut ajouter que dans l'acte de la vision la lumière est réellement projetée d'un objet extérieur sur un autre objet, l’œil ; c'est un rapport physique entre des choses physiques. Mais la forme valeur et le rapport de valeur des produits du travail n'ont absolument rien à faire avec leur nature physique. C'est seulement un rapport social déterminé des hommes entre eux qui revêt ici pour eux la forme fantastique d'un rapport des choses entre elles. Pour trouver une analogie à ce phénomène, il faut la chercher dans la région nuageuse du monde religieux. Là les produits du cerveau humain ont l'aspect d'êtres indépendants, doués de corps particuliers, en communication avec les hommes et entre eux. Il en est de même des produits de la main de l'homme dans le monde marchand. C'est ce qu'on peut nommer le fétichisme attaché aux produits du travail, dès qu'ils se présentent comme des marchandises, fétichisme inséparable de ce mode de production. »

Le caractère fétiche de la marchandise et son secret constitue la quatrième (et dernière) partie du premier chapitre (La marchandise) du livre I (Le développement de la production capitaliste) de Le Capital (1867). Ce texte est extrait de l’édition de 1975, publiée par les Editions Sociales, Paris. Traduction de l’allemand par Joseph Roy entièrement révisée par l’auteur. Voir le lien :

https://infokiosques.net/IMG/pdf/LeCaractereFeticheDeLaMarchandise.pdf

 

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Le texte à commenter est un extrait du célèbre paragraphe 4 du chapitre 1 de la première section du livre I du Capital de Marx sur « le caractère fétiche de la marchandise et son secret ».

Manifestement, comme son intitulé l’indique, c’est de la « marchandise » et de ses mystères qu’il y est question. Du secret de ce qui n’est rien d’autre que le produit du travail humain pour satisfaire les besoins humains, mais qui, dès lors qu’il entre sur le marché capitaliste, prend la forme « marchandise », ou forme « valeur » (d’échange), qui transcende et domine les hommes et leurs rapports. D’où l’analogie avec le fétiche, qu’il faut craindre et adorer à la fois, dans l’univers des populations primordiales ou avec les produits du cerveau humain dans l’univers religieux, où ces produits semblent pourvus d’un pouvoir divin, autonome et indépendant des hommes.

C’est dans un moment de l’histoire et dans le mode de production marchande capitaliste, et non pas de tout temps et dans toute forme de société, que l’on observe le fétichisme de la marchandise à travers ses occultations et inversions. Que les produits du travail des hommes se masquent et apparaissent sous autre forme qu’elle est réellement, sous la forme d’une « chose » pourvue des propriétés naturelles inhérentes, dotée d’un pouvoir surnaturel, « par soi » et « pour soi », pour reprendre l’expression hégélienne.

Marx, dans Le fétichisme de la marchandise, prolonge et reformule autrement, mais cette fois sur la base d’une critique de l’économie politique du capitalisme, ses développements antérieurs sur la vision matérialiste historique du monde, tels qu’ils ont été énoncés, avec Engels, principalement dans l’idéologie allemande. C’est ainsi qu’il ouvre de nouvelles directions dans le champ de la création conceptuelle en philosophie politique ou sociale : la question de l’aliénation, l’émancipation, la réification etc.

Enfin,  chez Marx, la théorie du fétichisme, comme celle de l’idéologie, pose en même temps la problématique de la possibilité d’une pensée qui ne « filtre » pas la réalité. Si en effet les fausses représentations font parties intégrantes du système capitaliste et de sa reproduction et si par conséquent elles ne peuvent disparaître que dans un autre monde avec l’avènement du communisme, l’association libre des hommes, alors comment peut-elle se déployer à l’intérieur du monde capitaliste une pensée qui n’occulte pas le réel en le saisissant tel qu’il est dans sa transparence totale ?  

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Que dit Marx dans l’extrait choisi et plus généralement dans les quelques 16  pages qui clôturent le chapitre le plus abstrait et le plus difficile, selon l’auteur lui-même, du Capital ? Nous avons recensé six idées essentielles :

Première idée. La marchandise : une chose sensible et suprasensible.

Le produit du travail humain, dès qu’il entre sur le marché comme objet d’échange, devient marchandise, se mue en une chose mystérieuse, à la fois sensible et suprasensible. Il est sensible, saisissable  et tombe sous les sens en tant qu’objet d’usage, d’utilité personnelle, en tant qu’une chose ordinaire avec ses propriétés et qualités propres. Mais d’un autre côté, Marx nous dit dans les pages qui ont précédé le paragraphe 4, que ce n’est pas si simple ou trivial que çà. Que cette chose, dès le moment qu’elle entre sur le marché pour être vendue ou échangée, devient mystérieuse, mythique même. Elle va s’échanger avec d’autres choses comme elle en se nommant « marchandise ». Elle perd son aspect de produit du travail pour devenir valeur d’échange. Elle ne s’annonce plus comme objet d’utilité représentant un certain travail humain dépensé pour la fabriquer, non comme valeur d’usage pour subvenir aux besoins humains, mais comme « valeur », comme « rapport de valeur », comme « rapports entre marchandises », et Marx dira dans les chapitres suivant, comme « monnaie », « prix » ou « capital ».

Deuxième idée. Le mystère de la marchandise provient de sa forme valeur.

Le caractère mystique de la marchandise ne provient donc pas de ses particularités en tant que valeur d’usage mais de sa forme valeur (d’échange). Une valeur d’usage n’a rien de mystérieux, de secret. Elle ne peut pas devenir un « fétiche ». Elle représente du travail humain. Il s’agit d’une dépense d’énergie intellectuelle, musculaire, psychique, sensorielle dont on peut mesurer la grandeur en vue de crée quelque chose d’utile pour satisfaire les besoins de l’homme. Or lorsqu’on produit pour le marché, le produit du travail humain prend la forme de marchandise fabriquée pour être troquée dans un certain rapport avec une autre marchandise, prend une forme trompeuse, mystificatrice et fallacieuse, bref une apparence qui masque, cache, occulte ou inverse la réalité de ce qu’elle est réellement : du travail humain, de la dépense de force du travail pour les besoins de l’homme dans certains rapports sociaux de production, de circulation et de consommation déterminés. C’est par sa forme marchandise ou sa forme valeur (d’échange) que le produit de la main et de l’intellect humain se transfigure en « fétiche » de la modernité.   

Troisième idée. Les trois formes d’occultation de la marchandise.

La mystification qu’effectue la marchandisation du produit du travail humain s’effectue par le biais de trois formes d’occultation :

  l’égalité des travaux humains apparaît sous la forme de l’égalité de valeur des marchandises. Cela se présente soit sous la forme-équivalent (1 kg de thé = 20 mètres de toile), soit sous la forme-monnaie (1 Kg de thé = 5 g d’or). Dans tous cas le rapport des travaux humains dans des conditions déterminées est occulté par un rapport de valeur d’échange. Comme si ce n’est pas de l’égalité ou de l’identité des travaux réduits à une certaine durée du travail abstrait qu’il s’agit mais de l’égalité ou de l’identité d’une certaine quantité de marchandises avec une certaine quantité d’autre marchandise ou de monnaie. La comparaison de travaux humains se transforme en comparaison de marchandises. 

  la durée de la force de travail humain dépensée apparaît comme la grandeur de valeur des marchandises. C’est la deuxième occultation qui se produit : le travail humain est une certaine dépense ou usage de force de travail qui peut être physique ou intellectuelle. Plus loin Marx explique en quoi consiste la force de travail, notion fondamentale dans sa théorie de la valeur et du captal. Toujours est-il qu’ici, à ce stade du fétichisme de la marchandise, la mesure de l’usage du travail dans le procès de production de l’objet par sa durée, par le temps dépensé, dès lors que le produit est destiné à la vente, au marché, donc lorsqu’il devient « marchandise », prend la forme d’une valeur intrinsèque, inhérente à l’objet lui-même. Tout comme si la marchandise a une valeur par soi et pour soi, émanant, provenant directement et essentiellement de ses propres qualités, de ses propres propriétés, de sa nature même. Et « par-dessus le marché »( !) on oublie complètement que derrière cette apparence mystificatrice il y a du labeur, du travail et une certaine dépense de la force de travail par l’homme. C’est surtout à ce niveau que réside l’analogie avec  le « fétiche » de l’univers imaginaire des populations primordiales, avec cet objet inanimé, pourvu d’une « valeur » en soi, propre et naturelle, avec cette « chose » mystérieuse qui fait des miracles en rapportant plus qu’elle a dans le ventre (du profit).

3° Les rapports entre les producteurs apparaissent comme les rapports sociaux entre les marchandises. Ici, ce ne sont pas les rapports entre producteurs ou les rapports sociaux dans le procès de production (entre le possesseur du capital et le possesseur de la force de travail) qui se manifestent à travers le marché d’échange. Ces rapports-ci sont cachés, masqués sous des rapports  qui semblent provenir de l’échange des marchandises lui-même : dans « 1 kg de thé = 20 mètres de toile » les rapports entre le planteur de thé avec les propriétés de son travail particulier dans un environnement particulier d’une part et l’ouvrier du textile, lui aussi, avec les propriétés de son travail particulier dans un environnement particulier d’une part avec les caractéristiques se manifestent ou prennent la forme du rapport entre marchandises, entre une certaine quantité de thé et une certaine quantité de toile. En un mot, le marché masque les rapports entre les hommes sous l’enveloppe des rapports entre marchandises

Quatrième idée. Les deux inversions qu’effectue la forme marchandise.

Par une autre formulation qui récapitule l’essence de la mystification qui s’opère sur le marché, on peut résumer la théorie fétichiste de la marchandise de Marx de la façon suivante : le secret de la marchandise provient de deux « inversions » majeures qui s’opèrent dans le mode de production marchande capitaliste et uniquement dans ce monde.

D’une part, on a l’inversion des caractères du travail humain en propriétés naturelles des choses. Ici, ce sont les caractères des  travaux humains qui s’éclipsent sous le voile des propriétés des marchandises comme propriétés naturelles et intrinsèques de celles-ci.

D’autre part,  on a l’inversion des relations sociales entre les producteurs dans le procès de production et de circulation en rapports entre les marchandises elles-mêmes. Ici ce sont les hommes eux-mêmes et leurs rapports dans le mode de production qui s’éclipsent sous le voile des rapports entre les choses, les marchandises.

Ainsi, Le fétichisme n’est-il pas à son summum dans la société de marché capitaliste ?

Cinquième idée. Les deux analogies du fétichisme de la marchandise.

Le fétichisme de la marchandise trouve ses deux analogies dans deux univers. D’abord, dans l’univers lointain des sociétés primordiales de l’humanité au sein desquelles les gens  vénéraient ou craignaient certains objets inanimés en les sacralisant. On trouve aussi son analogie, à notre époque, dans les zones nébuleuses de la religion, dans la fantasmagorie religieuse qui fait que les produits du cerveau humain se manifestent aux humains comme « choses » autonomes transcendant l’humain. Dans le même ordre d’idée, le christianisme, sous sa forme protestante en particulier, avec son culte de l’homme abstrait, constitue, selon Marx, la forme de religion la plus conforme, la plus appropriée, à la production marchande capitaliste. 40 ans après Le Capital et son paragraphe sur l’adéquation du christianisme avec le capitalisme, en 1904, c’est un certain Max Weber qui parlera de l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme,

Sixième idée. Le fétichisme de la marchandise, produit du capitalisme.

 Cela veut dire que le fétichisme de la marchandise n’a pas existé de tout temps dans l’histoire et dans toute société humaine. Selon Marx, il est en particulier absent dans les rapports de production féodale ou patriarcale, dans lesquels dominent les relations personnelles entre le maître et l’esclave, le féodal et les serfs, entre les membres d’une famille, d’une tribu etc. Ici il n’y a ni marché, ni marchandises, au sens propre du terme (du moins il faut ajouter à notre avis à une échelle vaste et en grande quantité). Et il faut dire aussi que le fétichisme de la marchandise n’existera pas non plus (toujours selon Marx) dans l’association libre des hommes, c’est-à-dire dans la société communiste où les relations sociales deviennent complètement transparentes et non occultées, par le fait même que les moyens de production deviennent collectifs et sont placés sous le contrôle collectif et commun des hommes, et que la division du travail, la propriété et le travail (salarié), donc le capital, ont tous disparu.

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Conclusion

La théorie du fétichisme de la marchandise fait partie de la vision matérialiste historique de Marx, de sa « philosophie », si tant est qu’on puisse parler d’une telle « chose » chez celui-ci. Il continue et prolonge en quelque sorte les développements de l’idéologie allemande (1845), en particulier sur « l’idéologie », concept que Marx n’utilisera plus à partir de 1852. Dans Le Capital, en 1867, Marx emploie une autre notion, le fétichisme, pour désigner les fausses représentations (inversions, occultations ou déformations) que les hommes se font de la réalité du monde où ils vivent, agissent, produisent et entrent en relations avec eux-mêmes et avec leur environnement. Le concept du  fétichisme de la marchandise va frayer la voie pour d’autres développements après-Marx, pensées qui seront menées par des marxistes critiques (Lukacs, Gramsci, Benjamin …) sur l’aliénation, la réification, la phantasmagorie, l’hégémonie  etc.

Le fétichisme de la marchandise, comme le fétichisme du capital, formulé aussi par Marx dans le même Captal, est en réalité une critique du mode de production capitaliste. Critique imprégnée d’ironie par le biais de la figure du fétiche (feitiço en portugais voulant dire « artificiel », « artéfact » etc.) présente dans l’univers des sauvages de Cuba, qui jettent l’or pillé par les colonisateurs esclavagistes espagnols à la mer, en le prenant pour un objet à la fois sacré et effrayant appartenant à leurs maîtres. C’est l’ethnologue Charles de Brosses qui invente le premier le mot fétichisme dans son livre intitulé le Culte des dieux fétiches où il étudie et analyse les objets de culte et de pratiques religieuses païennes chez les peuples à civilisation archaïque. Marx avait lu en 1842 ce livre et s’y réfère dans son article de la Gazette rhénane consacré aux vols de bois (morts) par les paysans de la Rhénanie.

Le fétichisme de la marchandise pose enfin une problématique non toujours élucidée et qui s’est présentée avec la question de l’idéologie. Il s’agit de la fiabilité de notre « observation » du fétichisme quand l’observateur lui-même est à l’intérieur du monde et du temps où il observe son environnement. Au nom de quoi nos observation, nos pensées et nos représentations « éclairantes » sur la réalité des choses ne sont-elles pas elles aussi « fétichisée», filtrées ou faussées, comme toute autre représentation à l’intérieur du monde de production capitaliste, au sein d’un univers où on affirme que  tout est inversé, déformé pour permettre la survie et la reproduction du système ? Est-ce au nom de la science ? De la « classe », de notre lutte ou de notre « position » dans l’acte de transformation de ce qui est? C’est la question qui s’est posée dès l’avènement de la pensée et de la pratique socialiste (communiste) et qui se continue toujours à se poser en philosophie, en politique et dans la pratique des luttes… sans trouver sa (ses) réponse(s) adéquate(s) ;

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